Cher Journal,
L’autre jour je discutais avec une de mes amies de la manière dont on fixait nos tarifs et j’ai trouvé intéressant de réfléchir à ça avec toi car notre rapport à l’argent est intime et dis beaucoup de nous et de notre rapport aux autres, surtout dans ce travail où les billets sont des sésames qui mènent vers des cavernes aux trésors.
Par exemple moi j’ai décidé de fixer des tarifs assez élevés. Déjà parce que j’ai la chance de correspondre assez bien aux standards de beauté actuels (même si je suis loin d’être un mannequin, il est certain que je suis privilégiée). Ensuite j’ai choisi ces tarifs car quand j’ai commencé le travail du sexe, j’avais chargé l’argent de la mission de réparer une estime de moi vacillante: plus on me donnait d’argent et plus j’avais de la valeur symboliquement. D’ailleurs au départ je ne dépensais pas ce que je gagnais: je gardais l’argent précieusement caché dans une armoire et je sortais régulièrement les billets pour contempler les preuves concrètes de ma valeur en tant que personne. Je pense d’ailleurs que l’impact que peut avoir la prostitution sur l’estime de soi est largement sous-estimée quand il s’agit de considérer que cela puisse être bénéfique…
Une notion très importante dans ma manière de fixer mes prix a été de réaliser que le temps libre que m’offre ce métier est un des réels atouts que j’y trouve et je préfère travailler moins souvent dans la semaine pour des plus grosses sommes que m’assurer des rentrées d’argent plus petites et plus fréquentes. Bien sûr j’ai moins de clients que certaines collègues et parfois j’ai eu peur de ne pas en trouver assez pour finir le mois confortablement, mais les fois où j’ai essayé de baisser mes prix je ne me sentais pas à l’aise et avais l’impression de me manquer de respect. Cette notion de juste prix se vérifie encore pour moi maintenant que l’argent est beaucoup moins relié à mon estime de moi: avec certains de mes clients réguliers, il arrive que l’on dépasse un peu du temps imparti car je n’ai pas envie de me montrer trop cadrante ou sèche sur l’horaire. Mais selon le temps de dépassement, à partir d’un certain tarif horaire (et toute aussi plaisante que puisse être la personne avec qui je suis et l’activité en cours) je sens monter un moi un profond agacement et j’ai envie que cela s’arrête. Je sais que ce n’est pas une histoire de désir mais bien d’argent: si on se met d’accord sur le fait de rallonger notre rendez-vous, alors quelque chose se détend en moi et j’ai vraiment du plaisir à poursuivre quand bien même il ne se passe rien de fondamentalement différent. D’une certaine manière cet argent est là pour ouvrir les portes de ma disponibilité émotionnelle et physique que je mets au service de l’autre. Lorsque le temps est écoulé, les portes se referment et il faut remettre une pièce dans le jukebox pour continuer à danser.
Finalement il s’agit de la notion de consentement. On en parle de plus en plus mais je pense qu’il est important d’y apporter des nuances. Non pas dans l’interprétation de l’expression du consentement: un « non » est un « non » quoiqu’il en soit et doit être respecté en toutes circonstances, mais plutôt dans ce qui mène à donner son consentement ou à le retirer. Un « oui » est donné à certaines conditions et si ces conditions ne sont plus remplies, alors le consentement est remis en question. Par exemple je peux être d’accord pour avoir un rapport sexuel intense et un peu brutal mais ne pas être d’accord de me faire tirer par les cheveux. Si mon partenaire s’agrippe à ma chevelure, ce n’est donc pas mon consentement pour avoir un rapport sexuel avec cette personne qui est remis en question mais d’avoir un rapport dans ces conditions. Il y a des choses pour lesquelles je ne suis pas d’accord dans ma vie privée mais que je vais accepter sans problème dans mon travail car il y aura une compensation financière, l’argent étant pour moi une des conditions à certaines modalités relationnelles et sexuelles.
J’aime me poser la question « qu’est ce qui est acheté ? » et « qu’est ce qui est vendu ? » dans un rapport sexuel tarifé. Après des années à y réfléchir je n’ai toujours pas trouvé une seule réponse que je pourrais appliquer à tout le monde et à tous les rendez-vous tant la symbolique que je peux mettre dans cet argent et l’interaction qui s’ensuit est variable. Par exemple il y a certaines personnes avec lesquelles j’aurais bien fait l’amour dans ma vie privée si on s’y était rencontré. Avec elles ce que l’argent achète c’est une forme de légèreté relationnelle, le fait que je m’adapte à leur agenda ou encore que leurs envies sexuelles passent avant les miennes par exemple. Pour certains clients par lesquels je ne suis pas du tout attirée, l’argent va servir d’accès à mon corps et à ma sensualité que je ne leur aurais pas accordés dans d’autres circonstances. Avec d’autres encore, l’argent les protègent de mon apparition dans leur vie privée et préserve ainsi leur jardin secret. J’avais entendu un jour la phrase « Une prostituée on ne la paie pas pour qu’elle vienne mais pour qu’elle reparte après. » Je m’étais dit qu’en ce qui me concerne c’était assez juste. En tous cas pour moi l’argent est une forme de dédommagement pour mon absence d’attente relationnelle qui découle de la rencontre. Là où je serais blessée qu’un de mes amants disparaisse sans me donner de nouvelle, je trouve cela tout à fait normal quand il s’agit d’un client.
Clef, armure, pansement… L’argent peut prendre bien des formes lorsqu’il est mêlé à l’intimité.